Se limiter à cette visualisation du total serait sans doute insuffisant. Pour un effectif important de la population, la contribution de chacun en proportion de ce total serait sans doute très faible... D'où l'intérêt que soit également affichée la contribution de chacun.
Nous avons déjà vu l'intérêt de cela comme soutien à sa propre action. Mais en ajoutant le caractère public de la chose, il est clair que la motivation est encore renforcée.
Certes, il n'est plus possible à ce moment là , de ne parler que d'amour désintéressé. Mais il ne faut pas perdre de vue le but que nous poursuivons, et se méfier du purisme et des conditionnements issus de notre culture. Ainsi, un conditionnement moral veut que toute bonne action doive se faire dans la plus grande discrétion, sans quoi, ce serait forcément un acte « égoïste », et donc, « pas bien ». C'est idiot, car ici, celui qui publierait son apport ferait une bonne action, en plus de son apport lui-même : en suscitant un entraînement positif. Autant tout rentabiliser, surtout ce qui ne coûte pas beaucoup ;)!
De plus, ce qui nous importe n'est pas la pureté absolue du désintéressement, mais bien que l'égoïsme ne soit pas renforcé, au point d'avoir des conséquences globalement négatives.
Ainsi, on pourrait exploiter la fierté de contribuer au bien commun, de faire partie de ceux qui apportent, la honte de faire partie de ceux qui prennent volontairement plus qu'ils n'apportent. Cette motivation, certes égoïste en toute rigueur, est sans commune mesure avec les intéressements matériels distribués de nos jours...
De nos jours, cette fierté et cette honte sont d'ailleurs bien exploitées, mais en sens inverse, puisque, comme nous l'avons vu, la réussite est associée à la consommation, plutôt qu'au résultat direct du travail.
Dans ce nouveau paradigme, ceux qui auraient « réussi », que les jeunes seraient tentés d'imiter, seraient ceux qui auraient apporté le plus, globalement. Et grâce à une certaine transparence, il n'y aurait plus tromperie sur la marchandise (elle serait rendue beaucoup plus difficile en tout cas !)
Il n'y aurait aucune forme de récompense associée à cette forme de « réussite ».
Récompenser matériellement l'apport reviendrait à l'annuler : celui qui dépense son salaire, prend d'une main (en consommant le travail d'autrui) ce qu'il a apporté de l'autre (en travaillant lui-même). Or, le but ici ne serait plus de prendre le plus possible, mais d'apporter le plus possible. On cultiverait l'amour plutôt que l'égoïsme.
De même, afin de limiter le développement de l'égoïsme, on ne distribuerait pas de titres, on n'organiserait pas de concours. De ce fait, et vu la faiblesse de l'enjeu, pas de problème lié au caractère approximatif de toute estimation. Il sera en effet facile à quiconque de ne pas se retrouver fortement dans le négatif (puisque ne serait pris en compte ici que ce qui dépend de la volonté de la personne : pas ce qui serait lié à une maladie, par exemple).
Cela est à rapprocher de la situation actuelle, ou même pour les choses les plus futiles, on ne peut s'empêcher de distribuer des titres et d'organiser des concours... voire même d'y ajouter des récompenses sonnantes et trébuchantes (comme dans le sport ou les jeux télévisés, par exemple) ! Et on s'offusque après ça de l'importance de l'égoïsme !
Une telle « comptabilité » permettrait également de sanctionner ceux qui abuseraient (par un solde fortement négatif). Ce n'est peut-être pas nécessaire, mais on ne peut en être sûr. Il faut expérimenter, faire preuve d'un minimum de prudence.
Il est bien évident que l'égoïsme existe toujours, même en dehors d'une organisation basée sur des pouvoirs de domination. Il ne se réduit pas à l'attachement à de tels pouvoirs, mais résulte, plus généralement de l'attachement au désir immédiat, et en particulier, au plaisir. C'est d'ailleurs bien cet égoïsme fondamental qui a engendré les pouvoirs de domination : vu que l'on préfère généralement profiter du fruit d'un travail que l'accomplir (c'est moins pénible), il est tentant de trouver une astuce pour le faire faire par quelqu'un d'autre, même si l'autre en pâtit. Les pouvoirs de domination sont de tels astuces... Pour contrebalancer ce penchant naturel, l'homme dispose d'une autre tendance innée : l'intolérance à l'injustice (si l'observation des enfants ne vous suffit pas, voir l'expérience célèbre intitulée « Les singes rejettent un salaire inégal »*).
C'est d'ailleurs bien pourquoi l'exploitation a toujours été maquillée pour passer plus ou moins inaperçue : on invoqua un pouvoir magique, donné par Dieu, une supériorité de naissance, puis, plus tard, la normalité de la « propriété » et de sa transmission familiale, on inversa même les rôles grâce à des concepts adaptés (« créer des emplois », « de la richesse » etc.) Il suffit donc de mettre en exergue la réalité des contributions grâce à une comptabilité appropriée, pour que cette intolérance à l'injustice joue son rôle : maintenir une véritable justice sociale (et donc, accroître le bonheur total).
Remarquons, là encore, que la comptabilité de ce qui est fait existe aussi dans le régime actuel, mais elle y est au service de fins égoïstes.
Du coup, par amalgame, certains sont parfois tentés de rejeter toute forme de comptabilité, surtout si elle est publique. L'expression « quand on aime on ne compte pas » est représentative de ce problème. Elle se comprend dans ce sens que celui qui aime ne compte pas
en vue de satisfaire un intérêt égoïste, mais comme c'est
toujours dans cet esprit que l'on compte ici bas, on omet de le préciser, d'où l'amalgame. On oublie que l'on pourrait compter pour mettre l'amour en valeur, ou simplement, pour s'assurer de la destination de notre travail vers ce qui est le plus utile, le plus juste (conformément à l'amour universel). Compter, en soi, est un acte neutre. C'est l'objectif qui importe. Tout comme la science ou la technique, c'est un moyen. Le mettre au service du mal aggrave le mal, le mettre au service du bien, renforce le bien.
C'est pareil pour le concept de surveillance. On le rejette à juste titre aujourd'hui, car il est toujours, de fait, au service des pouvoirs en place, avec toutes les dérives qui vont avec. Mais si une surveillance avait pour objectif, d'empêcher, précisément, le pouvoir de domination et l'exploitation sous toutes ses formes, ce serait différent ! Le problème est que lorsque l'on ne réfléchit pas, on réagit.
Pareil pour les notions de règle, de loi, que certains n'hésitent pas à désigner comme la cause de tous les maux ! La loi peut n'être qu'un moyen de limiter les méfaits de l'égoïsme, elle n'empêche pas d'agir autrement que par peur de la sanction. Le problème est que le système actuel entretient un égoïsme tellement fort, que la loi ne suffit pas : même avec de fortes sanctions, certains s'adonnent au crime en essayant de ne pas se faire prendre.
Le problème est qu'à ce jour, tous les moyens efficaces sont essentiellement mis au service d'un système fondé sur l'égoïsme et l'exploitation. Beaucoup d'« alternatifs », par amalgame, ont tendance à rejeter tout ce qu'ils ont connu dans le système, tout ce qui contribue à ses méfaits. Du coup, l'alternative, par manque d'efficacité, peine à se développer... Même le mot « efficacité » est parfois victime de cet amalgame ! (tout comme ses synonymes « productivité » et « rentabilité ») !
Bref, si un peu plus de rationalité passait du côté de l'alternative... (d'ailleurs, même le mot rationalité...;))
Une autre cause de ce problème est sans doute à chercher dans l’engourdissement de la raison occasionné par l'émotion. On observe un manque de pondération dans tout ce qui touche à l'amour. Tout ce que l'on a connu pour le moment, dans ce domaine, ce sont des moralistes exaltés invitant à l'héroïsme personnel. Nous devrions tous nous sacrifier, renoncer aux plaisirs de ce monde, tout donner au premier venu, atteindre l'absolue perfection etc. Pas étonnant que la pratique ait du mal à suivre, une pratique saine, durable et étendue à suffisamment de personnes.
Bref, la recherche « utopique » est pour le moins embryonnaire. En même temps, ce constat donne des raisons d'espérer...
Vu l'état pitoyable du monde, vu l'indigence des progrès accomplis à ce jour, on peut penser qu'un petit plus est sans doute nécessaire, par rapport à tout ce qui a déjà été essayé, pour permettre une société radicalement meilleure (et donc, plus de bonheur).
C'est bien ce genre de petit plus que nous nous proposons d'apporter ici. ;)
Pour en revenir à Oru, il s'avère donc que celui-ci permettrait non seulement de mieux s'organiser pour mettre en place l'ucratie, d'aider à des délibérations efficaces en vue du bien commun, mais également d'expérimenter, même partiellement, une autre économie, bien plus judicieuse. De faire preuve, par conséquent, d'une cohérence remarquable.
La suite, bientôt ;)
*« Monkeys reject unequal pay »
www.nature.com/nature/journal/v425/n6955/abs/nature01963.html