J'étais assez enthousiaste à l'idée de revoir Marcel. Je l'avais connu idéaliste, passionné par les utopies. C'est un thème qu'il m'avait fait découvrir, car cela n'était pas aux programmes scolaires. Il avait tout lu : More, Cabet, Morris, Bellamy, Skinner... Nous étions jeunes à l'époque. Je pensais, que comme tout le monde, trente ans plus tard, il serait rentré dans le rang. Apparemment, non ! D'où mon excitation.
J'étais bien sûr conscient des problèmes liés à l'organisation socio-économique dominante. Plus de six millions de morts chaque année à cause de la faim, tandis qu'il y avait largement assez pour nourrir tout le monde, que le coût de cette nourriture était très largement inférieur à ce qui se dépensait dans le même temps rien que pour l'armement ou la publicité. L'oppression et les guerres à cause de la soif de pouvoir. Les océans qui se vidaient de leurs poissons, les forêts primaires de leurs arbres, les terres agricoles de leur microfaune, le tout inexorablement empoisonné à coup de pesticides, jusqu'au climat perturbé par les rejets de gaz carbonique et même la banquise qui fondait ! De sorte que ce que semblait nous réserver l'avenir, en l'absence d'un véritable changement, était plutôt préoccupant. Mais que faire ?
L'alternative traditionnelle au modèle capitaliste, l'État communiste n'avait apparemment pas fait mieux. Certes, si Marcel ne m'avait pas un peu sensibilisé à la question, il y a longtemps, j'aurais assimilé ces États au communisme proprement dit. Bien sûr, il s'agissait de la fameuse « dictature du prolétariat » sensée préparer un avenir radieux, elle-même détournée par quelque tyran. Le communisme est, selon son fondateur, Marx, une société sans État « où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ».
Reste que tout cela me semblait franchement utopique : je ne voyais pas comment ça pourrait fonctionner. Mon ancien camarade de classe m'avait d'ailleurs expliqué que Marx n'était pas un utopiste dans le vrai sens du terme : ce philosophe se contentait de prévoir une modalité d'évolution de la société sans jamais décrire le fonctionnement du « communisme ». Il proposait que l'on se contente d'accompagner la lutte du prolétariat. Les vrais utopistes étaient d'autres socialistes, que Marcel avait étudiés, et que Marx avait rejetés, en les qualifiant d' « utopistes » au sens vulgaire, d'irréalistes. Selon Marcel, c'était Marx qui était utopiste dans ce sens, puisque n'indiquant pas de fonctionnement crédible, il se contentait de faire rêver.
Dans la droite continuation de Marx, la plupart des activistes politiques de mon époque ne proposaient pas de véritable alternative. Ils se contentaient de combattre le capitalisme, de le dénoncer. Ainsi, les partis « anticapitalistes » proposaient de taxer les riches. Point de projet, donc, où il n'y aurait ni riches ni pauvres...
Le concept d'alternative était pourtant à la mode, mais quelque peu dévoyé. Sans doute pour compenser ce manque, on avait vite fait de considérer tout et n'importe quoi comme une alternative. Il en allait de même du concept d'utopie.
Je venais de voir un documentaire présentant des « solutions locales » à ce désordre global. Il s'agissait de consommer bio et local pour sauver la planète. Mais il fallait, évidemment, pour que ça ait un effet significatif, que tout le monde ou presque consomme bio et local. Peut-on raisonnablement se reposer sur une telle hypothèse, sachant que forcément, consommer ainsi coûte plus cher (à cause du travail de désherbage, par exemple). Il y était même question d'un devoir de produire sa propre nourriture ! Fallait-il revenir à un monde où chaque famille vivrait en autarcie alimentaire ? Cela ne serait-il pas fort coûteux en terme de travail ? N'était-ce pas un sacré « retour en arrière » ? Et comment, alors, redistribuer la terre ?
Il y avait bien quelques « utopistes » proposant de donner un salaire égal à chacun voire de supprimer la monnaie, mais il s'agissait là encore de faire confiance à l'abondance (déjà évoquée par Marx). Là encore, il s'agissait donc de parier sur la généralisation d'une certaine disposition psychologique. Ils mettaient d'ailleurs logiquement l'accent sur l'éducation. Tout cela me semblait assez optimiste et aléatoire, ou tout du moins, lointain ! C'était toujours la fameuse utopie communiste... dissimulée sous d'autres noms.
Marcel me promettait une utopie « parfaitement réaliste ». J'étais évidemment sceptique.
Au cours de notre échange téléphonique, il avait lâché un mot qui m'avait intrigué : « ucratie ». Cela reposait sur quelques principes de bon sens, pour une bonne démocratie. Ça ne m'avait pas paru tellement révolutionnaire. La démocratie, c'est le système politique, or, l'essentiel des problèmes me semblait lié au système économique, les hommes politiques étant pieds et poings liés par ce système.
D'où la première question que je lui posai, après qu'il m'eût invité à m’asseoir sur sa terrasse...
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