L'utopie est une société censée être sensiblement meilleure. Une personne n'est pas satisfaite de la société qui l'entoure et en imagine une autre avec un fonctionnement radicalement différent. Une étymologie possible de ce mot est d'ailleurs : lieu (« topos ») de bonheur (« eu »).
Tout cela semble assez subjectif : ce qui est meilleur pour les uns ne l'est pas forcément pour les autres. Le bonheur n'est-il pas aussi (voire surtout) une affaire individuelle, une question d'attitude ?
Certes, mais il y a des choses que la plupart des gens s'accordent à dénoncer, ou, au contraire, désirent. Ainsi, peu d'utopistes réclament à corps et à cris plus de misère, plus de guerres, d'injustices, de contraintes, de pollution etc. et au contraire, il y a un certain consensus sur une société où régnerait la prospérité, la liberté, la justice, la paix et l'harmonie avec le milieu naturel. C'est donc ainsi que nous définirons une utopie, en nous gardant des amalgames.
Ainsi, nous n'intégrerons pas à ce concept l'idée de rêverie voire de fuite devant la réalité (la plupart des utopistes ont cherché à réaliser quelque chose).
Nous ne le confondrons pas avec le fantasme d'un « monde parfait ».
Il ne saurait être question d'imposer l'utopie. Elle doit nécessairement être acceptée par ceux qui le vivent.
D'ailleurs, contrairement à une idée reçue, les exemples historiques de violence totalitaires ou révolutionnaires ont été plus souvent le fait de mouvements anti-utopistes. Nous entendons par là des idéologies discréditant toute préconception précise d'une société future possible(1), et invitant à se borner à une action immédiate. C'est le cas, en particulier, du marxisme, qui promet une société idéale comme l'aboutissement d'une lutte, ou une « dictature du prolétariat » dont « l'homme nouveau naîtra nécessairement ».
En soi, une remise en cause radicale de ce qui existe n'a rien de problématique. Tout dépend de la nature du changement et de la façon dont il s'effectue.
Une telle radicalité est même souvent bénéfique voire nécessaire. La science est souvent sortie de l'impasse, a fait des bonds importants, grâce à la remise en cause de certaines notions ou théories jusqu'alors considérées comme des vérités incontournables. Ainsi, Galilée remit en cause l'idée d'une terre nécessairement plate, Einstein, l'idée qu'une vitesse composée était nécessairement la somme des vitesses relatives, l'idée que la masse et l'énergie devaient nécessairement se conserver etc.
Que penser alors, des idées préconçues (pourtant bien plus discutables) qui imbibent la pensée courante dans les domaines psychologique, économique ou politique ? Des progrès salutaires ne pourraient-ils pas résulter de leur remise en cause ? Et si cette dernière était nécessaire pour nous sortir de l'impasse ?
Voyons comment on pourrait agir efficacement dans le sens d'un monde meilleur, en faisant preuve d'un peu de bon sens.
Pour atteindre un objectif, la psychologie moderne insiste sur l'importance de la visualisation de celui-ci, rejoignant ainsi le bon sens, qui nous suggère de « savoir où l'on va ».
D'où l'intérêt de l'attitude utopiste... Si l'on se contente de clamer : « changeons maintenant ! », « Il faut combattre la misère », « tous ensemble, c'est possible », « luttons aux côtés de nos camarades » etc. Si l'on se contente de fuir, de combattre ou même de s'exalter sans connaître précisément notre destination, il y a des chances pour que nous fassions du sur-place ou du moins, que nous n'aboutissions pas à une situation qui nous convienne.
La première étape de notre démarche rationnelle consiste à réfléchir à ce qui pourrait faire qu'une société génère la prospérité, la liberté, la justice etc. à imaginer un fonctionnement qui permette effectivement cela.
L'étape suivante consiste à examiner comment parvenir à une telle société en partant de celle dans laquelle on se trouve.
Le premier point à avoir à l'esprit est qu'une utopie s'applique à des êtres humains, et qu'elle ne devra fonctionner qu'avec des êtres humains.
On ne peut se contenter d'imaginer des personnages se comportant comme on le souhaite pour que ça marche...
De plus, on ne peut se contenter d'imposer des règles (afin que tout se passe comme on le souhaite). En effet, il faut bien quelqu'un pour les imposer, or, cela ne peut être fait que par des hommes, avec la psychologie qui est la leur...
Notre société doit être en quelque sorte « humainement autonome ». Même si une entité supérieure édictait quelques vérités ou principes, ce sont des hommes qui les transcrivent, les font appliquer, et éventuellement, y croient ou les appliquent.
Une démarche utopiste qui ne s'appuie par sur une certaine connaissance de la psychologie humaine a de grandes chances d'échouer. A priori, c'est l'utopie qui doit s'adapter à l'homme, et non l'inverse.
Or, la psychologie humaine est relativement complexe. Il n'y a pas un comportement fixe sur lequel on pourrait s'appuyer. Non seulement tout le monde n'a pas la même personnalité, mais chacun évolue.
Surtout, le comportement d'un homme dépend de l'environnement dans lequel il est plongé, et même, de l'ensemble des influences qu'il a reçues...
Ce dernier point peut être un avantage pour l'utopiste : si certaines attitudes sont favorables à l'harmonie, il peut imaginer un environnement social qui les accroisse ; et inversement, si certaines s'y opposent, veiller à ce que son utopie ne les nourrisse pas...
On observe, par exemple qu'un tout jeune enfant voyant un adulte laisser tomber involontairement un objet, l'aide spontanément à le retrouver (2).
On observe que beaucoup de mammifères préfèrent se priver de nourriture que de faire souffrir un congénère (3).
Il y a vraisemblablement dans la « nature humaine » une forte tendance à la coopération, s'expliquant par le mode de vie tribal de nos ancêtres (encore plus solidaire que celui des singes « restés » dans un environnement moins hostile).
On a observé chez de petits singes une forte intolérance à l'injustice (4). Elle se vérifie aisément chez les enfants.
Bref, l'instinct utopiste semble faire partie de la nature humaine.
Compte tenu de cette complexité, il apparaît clairement qu'une généralité comme « l'homme est égoïste » est largement illusoire !
Parmi les instincts fondamentaux de notre espèce (partagés par d'autres), citons l'instinct d'imitation : nous avons tendance à reproduire ce que l'on voit, à imiter nos congénères.
C'est ainsi que nous intériorisons de nombreux jugements, non pas pour en avoir analysé la validité, mais pour les avoir entendus répéter de nombreuses fois.
Il y a aussi le phénomène du conditionnement.
Le conditionnement classique est le processus par lequel nous finissons par réagir de la même façon à deux évènements apparaissant successivement ou simultanément plusieurs fois de suite (expériences de Pavlov).
Il permet le langage verbal : nous associons le mot « table » (qui est un son ou un ensemble de lettres) avec la vision d'une table (ces deux perceptions s'étant produites simultanément au moment de l'apprentissage de la langue)...
De ce fait, un mot qui aurait deux sens différents (n'étant pas clairement distingués par le contexte), induit un amalgame entre ces deux sens. Par exemple, si on donne au mot « utopie » le sens de « projet de société irréalisable », cela peut nous conditionner à ne pas chercher de société radicalement meilleure (puisque c'est « utopique »)...
C'est aussi par conditionnement que nous extrapolons une succession survenant plusieurs fois de suite, comme devant se produire tout le temps. Ce point explique non seulement les superstitions et certaines phobies, mais aussi le défaitisme dont nous faisons preuve après quelques échecs. Il peut être rationnel d'abandonner la poursuite de tentatives infructueuses, mais à condition d'avoir compris la raison de l'échec. La démarche rationnelle consiste à analyser avec précision, pas à extrapoler hâtivement.
Une autre caractéristique universelle de notre espèce qui nous intéresse particulièrement ici est la façon dont se développe un désir.
Un désir est rarement inné : nous ne désirons pas ce dont nous n'avons jamais entendu parler. Il faut donc d'abord une information.
Mais surtout, le désir se renforce par toute action que l'on entreprend dans le sens de sa réalisation : il est auto-entretenu. Ainsi, dans une société, non seulement les informations qui circulent, mais surtout, les activités et leurs motivations sont déterminantes...
Plus généralement ce que l'on cultive se renforce : l'intelligence, les pensées, les sentiments...(5)
Ce point explique non seulement l'importance de l'entraînement chez les champions, mais aussi la diversité et la force des centres d'intérêt : un thème sur lequel on s'est incidemment penché à un moment donné, finit parfois par devenir une véritable passion.
Il semble donc que la « nature humaine » réside moins dans des comportements précis que dans des mécanismes par lesquels l'environnement détermine nos comportements. D'où une grande diversité de ces derniers.
Au lieu de laisser notre personnalité se construire par le hasard, ne pourrions-nous pas agir sur notre environnement dans le sens d'une plus grande cohérence avec nos aspirations profondes ?
Pour que les besoins élémentaires de chacun soient satisfaits (ce qui est un des objectifs de notre utopie), il faut donc réfléchir à la motivation des gens. La motivation pour consommer ne pose généralement guère de problème. Il en va autrement de la motivation pour travailler (produire et distribuer les biens et services). Si l'on n'a pas réfléchi à cette motivation, notre utopie risque de ne pas pouvoir fonctionner « en vrai », ou de fonctionner en ayant des effets non désirés...
Une motivation renvoie à un but : ce pourquoi nous agissons. En général, il s'agit d'une succession de buts, celui qui précède étant un moyen pour celui qui suit : « pourquoi grimpes-tu sur l'arbre ? -pour cueillir une pomme. -pourquoi veux-tu cueillir une pomme ? -pour la manger. »
Le but « premier » est généralement soit un désir, soit une peur. (dans notre exemple : « manger la pomme » est un désir). Ce but premier est généralement suscité par un besoin ou une aspiration (ici : la faim ou la gourmandise).
Pour notre utopie (« lieu de bonheur »), le moteur de l'action devra être un désir et non pas une peur, car le désir est plus agréable. Peu de gens rêvent d'une société fondée sur la peur !
Ensuite, tous les désirs ne sont pas équivalents quant à leurs conséquences. Par exemple, les désirs de dominer ou de se venger, ou même de consommer des biens rares alimentent plutôt les conflits, et donc la guerre et l'oppression.
Ainsi, pour notre société, on pourrait renforcer le désir de paix, du bien-être de tous. Ce serait assez cohérent puisqu'en tant qu'utopistes, nous sommes des hommes, que nous souhaitons l'utopie à cause de tels désirs, et qu'il y a des chances pour que les autres hommes, auxquels cette société est censée s'appliquer, partagent ces aspirations...
D'une façon générale, les désirs qui créent l'harmonie correspondent à un objectif commun, tandis que ceux qui s'y opposent correspondent à des objectifs incompatibles entre eux : on peut collaborer à une meilleure préservation de l'environnement, pas à être chacun le plus fort.
Non seulement les désirs diffèrent par leurs conséquences directes (découlant des actions qu'ils entraînent) mais aussi, par les sentiments qu'ils entretiennent en nous (lesquelles ont des conséquences à plus long terme sur la société).
Il est donc important d'examiner la nature des sentiments associés aux différents désirs.
Aux désirs d'un bien commun correspond une attitude empathique, paisible, « amoureuse ». Certains des autres désirs entretiennent au contraire la colère, l'agressivité, le mépris...
Si l'on veut une société durablement harmonieuse, il importe donc de cultiver l'amour, le respect, la compassion, et de réduire, l'agressivité, la colère, l'envie, la rancune...
Ces sentiments « conflictuels » pouvant découler de situations d'opposition, il est utile d'éviter de telles situations, en favorisant directement la justice et la liberté, mais aussi en réduisant les désirs qui y conduisent. Par exemple : les désirs d'exercer un pouvoir, de consommer de façon exclusive le plus de choses possible...
Se contenter de prôner des valeurs sans agir sur l'environnement politico-économique, voire en maintenant un environnement qui nous conditionne dans un sens opposé à celles-ci, semble voué à l'échec. C'est du moins ce que nous suggère notre petite analyse psychologique et plus que deux mille ans d'histoire...
Contrairement à une idée reçue, le réalisme semble plutôt se trouver du côté de l'utopie...
→ Suite et fin : Propositions...
(1) Ainsi, F. Engels désigne péjorativement comme relevant du "socialisme utopique" les tentatives de réalisation utopique directes, les opposant à sa docrtine qualifiée de "socialisme scientifique"
(2) Felix Warneken 2006 Vidéos sur le web
(3) « Dès 1959, un article publié sous un titre provocant – “ les réactions des rats à la souffrance d’autrui ”_ montrait que ces rongeurs cessent d’appuyer sur un levier commandant la distribution de nourriture si cette action envoie une décharge électrique au rat voisin. Pourquoi ne continueraient-ils pas à se nourrir, sans tenir compte de l’autre animal qui trépignait de douleur sur une grille électrifiée ? Dans des expériences classiques, des petits singes faisaient preuve d’une inhibition encore plus marquée. L’un d’eux cessa de réagir pendant cinq jours, et un autre pendant douze jours, après avoir vu un compagnon recevoir une décharge chaque fois qu’ils tiraient une poignée pour obtenir eux-mêmes de la nourriture. Ces singes se laissaient littéralement mourir de faim pour éviter d’en faire souffrir d’autres. » F. de Waal dans « Le singe en nous », 2006
Church R.M. Emotional reactions of rats to the pain of others (“Journal of comparative and physiological psychology”, 1959).
Altruistic behavior in Rhesus monkeys” Jules H, Masserma, Stanley Wechkin, William Terris (“in american journal of psychiatry”, 1964)
(4) S. Brosnan & F. de Waal (2003)
Article sur le web
(5) William James, déjà, dans « principles of pyschology », expliquait comment cela semblait découler de la physiologie du système nerveux :
« si nous appelons le trajet "l'organe" et la vague de réarrangements "la fonction", nous pouvons alors voir un cas de répétition de la célèbre formule française "la fonction fait l'organe".
Il n'y a donc rien de plus aisé que d'imaginer comment un courant une fois qu'il a emprunté un passage, devrait pouvoir le faire plus facilement une seconde fois ».
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