Bien que le projet ukratio ne dérive pas historiquement d'une tradition ou d'un mouvement particulier, il peut facilement être classé et rapproché de projets plus anciens. Cette coïncidence vient probablement de ce qu'il s'appuie sur des aspirations et prises de conscience qui découlent naturellement d'une certaine réflexion...
Par exemple, Ukratio relève clairement du socialisme utopique.
Il importe évidemment de bien s'entendre sur le sens des mots. Pour ce faire, un petit rappel historique s'impose.
Le socialisme utopique est considéré classiquement comme étant la forme la plus ancienne de socialisme, qui fit florès dans la première moitié du XIXe siècle (le mot « socialisme » date de cette époque).
Il s'était cependant déjà manifesté au XVIe siècle, à la suite de l'épisode des « enclosures », en Angleterre. Les terrains communaux qui permettaient à une grande partie de la population paysanne de subsister, sont petit à petit privatisés par les aristocrates locaux afin d'y faire paître des moutons pour l'industrie lainière naissante. Un diplomate anglais du nom de Thomas More, révolté par les conséquences dramatiques de cette appropriation capitaliste décrira (en 1516) un régime où la propriété privée mais aussi l'argent auraient été abolis. Il le situe sur une île lointaine baptisée « Utopia ».
De là le terme « utopie » qui sera désormais utilisé, entre autres, pour toute description voire réalisation d'une société radicalement meilleure.
Au début du XIXe siècle, une misère considérable accompagne le développement de la libre entreprise industrielle(1). De nombreux penseurs ne manquent pas d'y chercher des solutions. Tout naturellement, certains imaginent des utopies.
Généralement, celles-ci remettent en cause la propriété privée des moyens de production. Telle est la définition du socialisme (à cette époque)...
On peut voir, en effet, dans cette appropriation, une cause des iniquités sur laquelle il serait plus facile d'agir que sur la « nature humaine »(2)...
Bien sûr, ces penseurs avaient l'intention de transformer réellement la société. La description d'une utopie n'étant qu'une étape de cette vaste entreprise.
Il y a deux façons opposées de changer la société. La première : prendre le pouvoir et imposer les nouvelles règles par la force. La seconde : convaincre par la raison et rallier ainsi des volontaires.
La voie dite « démocratique » constitue en quelque sorte une stratégie hybride puisqu'il s'agit de rallier une majorité de sympathisants, afin d'imposer, après avoir accédé au pouvoir par les urnes, le nouveau système à tout le monde.
Imposer des changements radicaux est moralement discutable et difficile à faire du fait de la résistance qui en résultera.
Convaincre de leur intérêt est également très difficile, surtout à grande échelle.
La peur, le conservatisme, l'instinct grégaire sont trop répandus. Beaucoup de personnes veulent « voir d'abord », ce qui constitue un cercle vicieux : si tout le monde attend de voir d'abord... rien ne peut se faire de neuf.
La voie « démocratique » ne résout pas le dilemme : le nombre de personnes à convaincre reste très important, de même que le nombre de personnes à contraindre...
Par contre, rien n'empêche un groupe de motivés d'initier en son sein une organisation socialiste... Ainsi, ses membres auront la satisfaction de vivre rapidement leur utopie, et cela peut aider les autres (ceux qui ont besoin de « voir d'abord ») à se décider...
Cela permet encore de ne pas faire courir trop de risque à une vaste population. On peut, de plus, expérimenter simultanément plusieurs modes d'organisation différents, et ainsi, progresser plus rapidement en direction du meilleur système. Enfin, rien ne dit qu'il existe un modèle unique qui soit optimum pour tout le monde... Cette approche « volontariste », « expérimentale », « associationniste » est la plus libérale qui soit, c'est-à-dire : respectueuse de la liberté de chacun.
C'est ce que l'on appelle le « socialisme utopique » : créer localement une société pensée globalement pour résoudre sensiblement un certain nombre de problèmes.
Le réformateur Louis Blanc, par exemple, proposait (dans les années 1840) que chacun puisse choisir librement son mode de vie : capitaliste ou socialiste, l'État aidant par des prêts sans intérêt les ouvriers souhaitant autogérer leurs ateliers (afin de compenser le désavantage de leur fortune).
Malheureusement, ces approches « non-violentes » furent rapidement abandonnées par la plus grande partie du courant socialiste.
À cela deux raisons principales : les difficultés à mettre la chose en œuvre (ne serait-ce que pour acquérir les capitaux nécessaires, les plus riches ayant logiquement tendance à favoriser le capitalisme... ), et surtout : le succès de la doctrine marxiste (dans les années 1860).
Marx est un penseur socialiste qui a proposé une analyse de l'Histoire en relation avec les modes de production. Selon cette vision, ces derniers induisent progressivement la formation de « classes sociales ». Périodiquement, il se produit des révolutions par lesquelles une nouvelle classe accède au pouvoir.
C'est ainsi qu'en France, la « bourgeoisie » (ensemble des propriétaires de moyens de production), apparue avec l'industrialisation, prit le pouvoir à l'aristocratie lors de la révolution de 1789.
Marx prédit qu'avec la concentration des structures industrielles résultant des progrès techniques, il y aurait de plus en plus de personnes privées de moyens de production (les « prolétaires »). Ceci devait amener une révolution par laquelle les prolétaires prendraient le pouvoir aux bourgeois. Il s'ensuivrait à terme une société dans laquelle il n'y aurait plus de classe sociale, ni d'État, chacun obtenant selon ses besoins : le « communisme ».
Selon sa théorie, il ne fallait pas se fier au sentimentalisme ou aux idées personnelles (forcément « imposées par la classe dominante »), mais seulement à l'intérêt des masses et aux rapports de force.
La plupart des socialistes se tournèrent donc vers le soutien à la « classe ouvrière » (considérée comme la clé de la future « révolution » du fait de sa concentration), et luttèrent aux côtés de celle-ci contre l'exploitation des patrons (ou « bourgeois »).
Ceci, tout naturellement, aggrava les conflits, les divisions et la violence, braquant de plus belle les « bourgeois » et les institutions en place contre le « socialisme » !
Le socialisme, système harmonieux inspiré par la compassion, ainsi associé à des intérêts particuliers et à une opposition clanique, alimentait une guerre durable.
C'est d'ailleurs à Marx que l'on doit l'expression « socialisme utopique », par laquelle il désignait péjorativement ses prédécesseurs cherchant à expérimenter localement, par opposition à sa propre démarche qualifiée de « scientifique ». Cela contribua probablement au succès de celle-ci, mais constitue un point de vue discutable dans la mesure où l'approche scientifique consiste à expérimenter avec modestie plutôt qu'à adhérer hâtivement à de grandes théories...
Le simple fait d'élaborer les plans d'une société meilleure a même été perçu comme un orgueil déplacé : « qui sommes nous pour savoir ce qui conviendra aux générations futures ? » S'impliquer dans le processus de « lutte des classes », combattre au jour le jour devint la seule conduite « raisonnable ». C'est oublier que les utopistes n'ont jamais prétendu imposer quoi que ce soit... Les socialistes politiques, quant à eux, imposeront pourtant bien des choses.
Le marxisme, dans la mesure où il prétend à « la » vérité, qu'il enferme les comportements humains dans une réalité supérieure, qu'il promet de surcroît l'avènement inéluctable d'un lointain paradis, s'apparente à une religion. Celle-ci, comme bien d'autres, fera de nombreuses victimes.
Une autre scission apparut également à cette époque au sein des socialistes, entre ceux qui comptaient agir par le biais d'une prise de pouvoir étatique, et ceux qui refusaient l'idée même d'État considéré comme oppressif par nature : les anarchistes.
Ces derniers, pour d'autres raisons, liées à leur refus de toute planification, perçue comme attentant à la liberté, refuseront également de penser l'avenir. À côté d'individualistes impénitents et d'adeptes d'une révolution violente, on compte dans leurs rangs de nombreux « associationnistes » que l'on peut considérer comme des socialistes utopistes (au sens large). Leurs associations resteront généralement éphémères et de petite taille (moins de 50 personnes) mais se renouvelleront constamment. Ces « essais » anarchistes furent plus particulièrement nombreux au tout début et à la fin du XXe siècle.
Contrairement à une idée reçue, la plupart des anarchistes sont des partisans de l'ordre. Pas de celui imposé par une « clique d'exploiteurs », bien sûr. Ils croient en l'entraide résultant du sentiment de solidarité, de la compassion naturelle, dont ils redécouvrent l'éclat après avoir ôté l'hypocrisie sociale qui le recouvre généralement :
« En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’est laissée enlever afin de soumettre à la critique et de le purger des adultérations dont le prêtre, le juge et le gouvernant l’avaient empoisonnée et l’empoisonnent encore.
Mais nier le principe moral parce que l’Église et la Loi l’ont exploité, serait aussi peu raisonnable que de déclarer qu’on ne se lavera jamais, parce que le Coran prescrit de se laver chaque jour (...)
D’ailleurs, ce principe de traiter les autres comme on veut être traité soi-même, qu’est-il, sinon le principe même de l’Égalité, le principe fondamental de l’Anarchie ? Et comment peut-on seulement arriver à se croire anarchiste sans le mettre en pratique ? » P. Kropotkine
Le projet Ukratio peut être rattaché à cette mouvance dans la mesure où il envisage une organisation politique sans hiérarchie de pouvoir, et s'appuie sur le sentiment de solidarité.
Au sein de la mouvance Étatiste, une autre division surgit entre ceux qui comptaient prendre le pouvoir pour imposer une révolution brutale, et ceux qui comptaient s'introduire dans les rouages du pouvoir pour opérer des réformes modérées préparant le terrain au socialisme.
Ces deux courants furent ensuite qualifiés respectivement de communiste et de socialiste.
Chez tous ces socialistes « anti-utopistes », il y a généralement la croyance qu'un socialisme finira par fonctionner sans contraintes particulières sur les individus, grâce à une évolution progressive de l'Homme, en présence d'une société d'abondance. Ce « communisme » mythique justifiant d'attendre, pour les communistes, la fin d'une période de dictature (qu'ils appellent « socialisme »), et pour les socialistes, la fin du capitalisme...
Leur idéal ayant la fâcheuse tendance à être systématiquement ajourné, on peut se demander qui sont vraiment les... « utopistes » !
La conclusion à l'issue du vingtième siècle, est que les expériences communistes donnèrent lieu à des tyrannies particulièrement totalitaires finissant par se transformer en capitalismes nationalistes, tandis que les socialistes se transformèrent progressivement en sociaux-démocrates c'est-à-dire en partisans d'un capitalisme tempéré par une redistribution étatique.
Tel est du moins l'état des lieux actuel.
Il se trouve que si le capitalisme est devenu plus supportable à une grande partie de la population (en particulier grâce aux efforts des « socialistes »), de nouveaux problèmes surgissent qui font craindre pour l'avenir de l'espèce. En particulier : un accroissement continuel de prélèvements et de rejets dans le milieu naturel, découlant d'un emballement de la consommation.
Or, cet emballement s'explique très bien par le mécanisme du "marché" (en particulier par le truchement de la publicité). Le pillage et la pollution du milieu naturel résultent pour une grande part de la soif de profit monétaire des individus et des entreprises.
D'où une nouvelle justification de la pensée socialiste... Le socialisme apparait comme nécessaire, à terme, pour maintenir le système écologique dont nous faisons partie... « Nécessaire » n'est pas « suffisant » : encore faut-il que l'État (éventuel) soit au service du bien commun, et non pas instrumentalisé par un désir de pouvoir (comme ce fut le cas dans les dictatures « communistes »).
Malheureusement, pour l'instant, la manifestation à grande échelle de ce « paradis socialiste », qui résulterait naturellement d'une société d'abondance, se fait attendre... D'ailleurs, les hommes les plus riches, vivant dans une abondance incontestable, ont-ils souvent montré l'exemple d'une sage auto-limitation, d'un partage spontanément équitable ?
Il semble donc intéressant de revenir sur ce « socialisme utopique » rapidement délaissé voici maintenant un siècle et demi.
Rares sont les utopistes qui sont parvenus à réaliser des colonies comportant plus d'une dizaine de personnes et durant plus d'une dizaine d'années.
Le premier obstacle est de trouver les fonds nécessaires. Cela s'est fait le plus souvent grâce à de généreux donateurs.
La première tentative de ce type est la « nouvelle harmonie » dans l'Indiana en 1825, due à R. Owen, humaniste gallois qui avait réussi dans les filatures de coton. Un millier de personnes avaient accouru des environs pour rejoindre le domaine de mille cinq cent hectares. Les débuts furent chaotiques du fait de la variété des convictions et aspirations, de l'inadaptation des compétences aux activités disponibles sur le lieu. Il fut difficile de s'entendre, plusieurs scissions eurent lieu, le fondateur était peu présent. Quatre ans plus tard le rêve était fini, les personnes restées sur place s'étant rapidement insérées dans le mode de vie capitaliste environnant.
L'autre grande expérience socialiste de cette époque fut initiée en 1849 (Illinois, 250 personnes) par l'essayiste français E. Cabet (auteur du roman utopique « voyage en Icarie »). Se voulant particulièrement réaliste, il instituera une société fondée sur la valeur travail selon le modèle républicain classique (élections à la majorité). Après six années de fonctionnement, des rébellions et scissions dues en particulier à la jalousie entre corps de métier amèneront Cabet lui-même à s'enfuir avec quelques fidèles ! Des Icaries se reformeront et perdureront cependant jusqu'à la fin du XIXe (mais avec moins de monde).
Au dix neuvième siècle, beaucoup de tentatives s'inspireront des écrits de Charles Fourrier (qui n'était pas à proprement parler socialiste). Cet auteur avait des idées très précises sur l'organisation de ses « phalanstères » et mettait l'accent sur l'importance d'une vie agréable où, par exemple, on ne se livrerait pas plus de deux heures consécutives à une même activité (pour ne pas s'ennuyer).
L'expérience la plus longue se réclamant du fouriérisme semble être celle de la North American Phalanx (fondée par A.Brisbane dans le New Jersey)(1841-1856). Les recrues étaient choisies sur la base de leurs compétences techniques, devaient être confirmées à l'unanimité à l'issue d'une période d'essai d'un an. Chaque secteur d'activité était géré par un chef, le travail était rémunéré à un taux prenant en compte sa pénibilité. Des disputes idéologiques complétées par un incendie mirent un terme à cette aventure.
Le « familistère » de Godin (dans l'Oise) est parfois rattaché au fouriérisme, mais il s'agit plutôt d'une entreprise dont les ouvriers bénéficiaient de conditions de vies dans un cadre communautaire particulièrement généreuses pour l'époque.
Les coopératives socialistes ayant le mieux réussi sont sans doute les « kibboutz » israéliens. Le plus ancien, fondé en 1909, existe toujours (comme la plupart des autres). Il est simplement passé d'un fonctionnement communiste (à chacun selon ses besoins) à un fonctionnement socialiste (à chacun selon son travail) en... 2007 ! On compte actuellement 269 kibboutz regroupant 120500 habitants.
Il s'agit bien de socialisme utopique : propagande par l'exemple, pas de propriété privée des moyens de production. Le phénomène des kibboutz s'inscrit également dans une perspective nationaliste (le sionisme), et il semble que ce soit là une cause du succès particulier de ces colonies...
Un autre fait mérite d'être noté : le succès beaucoup plus important des économies socialistes fondées sur une démarche religieuse. Il y a bien sûr les monastères, dont le caractère communiste est souvent très radical, certains moines n'étant pas censés posséder quoi que ce soit. Mais il existe aussi des communautés formées de familles avec enfants : de vraies sociétés pouvant se perpétuer sans apport extérieur. La nouvelle harmonie, par exemple, avait été achetée à des « séparatistes allemands », une communauté de plusieurs centaines de familles ayant prospéré dans une remarquable harmonie (tel était d'ailleurs le nom de leurs premières implantations...) de 1804 à 1904. Et ce n'est pas là le cas le plus durable de micro-société communiste. Les Hutterites, population de plus de 40 000 habitants aujourd'hui, vit de façon communiste depuis... 1528 !
Bien sûr, la propagande aidant, il se trouve encore beaucoup de gens, pour nous expliquer que « le communisme, ça n'a jamais existé » ou que « les communautés, ça ne fonctionne pas »... Quant on sait que c'est là le mode de vie qui a accompagné l'évolution de nos ancêtres pendant plusieurs millions d'années...
Au vu des nombreux échecs essuyés par les « utopistes », il semble quelque peu optimiste d'espérer un développement important de communautés socialistes sans introduire un certain nombre de nouveautés dans leur fonctionnement.
Les succès remarquables des kibboutz (dont les membres ont été mobilisés par des menaces extérieures) et des communautés religieuses suggèrent que des éléments culturels, psychologiques, peuvent être déterminants, en plus du mode d'organisation matérielle.
Qu'un mode de vie socialiste, qui serait optimisé non seulement par son fonctionnement économique et politique, mais encore par une culture et une éthique appropriées, puisse être suffisamment attractif pour rendre possible la réaction en chaîne « utopiste », la « révolution par l'exemple » reste parfaitement crédible.
La pratique religieuse ou spirituelle est loin de toujours suffire. Les communautés où elle est centrale ne sont pas exemptes de difficultés internes voire d'éclatements, et un régime de type hiérarchique y est souvent mis en place. Chaque communauté hutterite, par exemple, est dirigée par un chef élu à vie.
Citons à ce propos, deux communautés formées dans les années soixante, qui se sont inspirés des travaux d'un psychologue utopiste (B.F.Skinner)(3), et qui existent toujours. Dans ce cas, point de démarche spirituelle, mais un système économique soigneusement conçu en tenant compte de la psychologie humaine...
L'ucratie constitue un mode d'organisation entièrement nouveau, prenant en compte la psychologie humaine... Quant à l'harmonisme, il constitue également une éthique nouvelle.
De tels éléments psychologiques favorisant la viabilité du socialisme peuvent être l'aboutissement d'une quête individuelle, en direction d'une certaine sagesse.
À côté du communisme purement politique voire revendicatif, on trouve un communisme plus « mystique ». C'est le cas par exemple, chez A.D.Gordon, ukrainien juif influencé par son compatriote Tolstoï, prêchant les vertus du travail manuel, du retour à la terre, de la simplicité de vie. Il finira la sienne dans le premier kibboutz (Dégania, en 1922)... Cette sensibilité se retrouvera plus tard chez Lanza del Vasto (Italien chrétien disciple de Gandhi, à l'origine de communautés en France existant toujours depuis 1948)...
Cette mouvance socialiste s'oppose à l'attente d'un communisme fondé sur une société d'abondance (que l'on retrouve encore dans le « distributisme » de J. Dubouin, dans les années 1930). Elle présente l'avantage de pouvoir s'initier plus probablement, mais son caractère ascétique constitue en revanche un frein à son expansion !
Sans même parler d'ascèse dans le travail, « l'amour du prochain », le « don de soi », constituent sans doute un facteur favorable pour le succès d'une telle entreprise. On retrouve là une caractéristique de la religiosité chrétienne, laquelle est d'ailleurs très présente dans le socialisme. Non seulement de nombreux auteurs socialistes du XIXe et du XXe se rattachent à cette tradition (Pierre Leroux, George Sand, Hugo Chavez...), mais les premières communautés de « squatters » (dits les « bêcheux », ou « diggers ») qui manifestaient contre les enclosures au XVIIe siècle en cultivant les terres privatisées à leurs dépens, s'y référaient également : « lorsque l'humanité commença à acheter et à vendre, elle perdit son innocence ; et les hommes commencèrent alors à s'opprimer les uns les autres et à frauder leur droit naturel » (G. Winstanley ; 1652).
La maxime du communisme « à chacun selon ses besoins » que Marx a emprunté à Cabet se trouve déjà dans... le nouveau testament, où elle décrit le fonctionnement des premières communautés chrétiennes ! Et il n'est pas absurde de voir dans celui qui chassa les marchands du temple, qui suggéra de rendre à César les pièces portant son effigie, qui demandait de ne rien réclamer à celui qui nous devait de l'argent, et même de donner notre tunique à qui aurait pris notre manteau, un prophète de l'idéal communiste ! (4)
Sauf que celui-là, si l'on suppose qu'il ait eu quelque intention sociétale, s'attachait à changer l'homme pour changer la société, plutôt que l'inverse...
L'idée que c'est dans ce sens qu'il faut procéder est désormais bien présente, mais elle ne doit pas faire illusion.
En un sens, changer l'homme est ce qu'ont tenté de faire les religions, et l'on ne peut pas dire, là non plus, que cela ait débouché sur le paradis communiste bien qu'elles aient disposé pour cela de bien plus de temps que les socialistes... Le sociologue Max Weber, lie même le développement du capitalisme au protestantisme ! C'est bien parce que les patrons très chrétiens donnaient tout juste de quoi vivre à des ouvriers qu'ils faisaient travailler plus de douze heures par jour que l'idée du socialisme a germé...
Les tentatives pour changer l'homme n'ont pas été plus concluantes que celles faites pour changer la société...
Tel est un des intérêts de l'ucratie conjuguée avec l'harmonisme, on intervient sur les deux niveaux simultanément, on change à la fois l'homme et la société, d'une façon cohérente. Il y a, en effet, une corrélation à double sens et non pas à sens unique, entre la psychologie de l'homme et son environnement économique.
Si l'harmonisme se veut rationaliste et humaniste, par sa référence à la raison, et qu'il s'oppose en cela à la plupart des spiritualités, il hérite de cette dernière tradition, la référence aux principes de sagesse et d'amour. Il s'agit bien de mettre en œuvre le principal message de l'inspirateur du christianisme : abandonner toute avidité et vivre de façon cohérente avec ce choix radical ; choisir, comme nous y invitait le psychanalyste E.Fromm, entre avoir et être. C'est en quelque sorte une spiritualité en acte.
Les croyances ont engendré la division, et le rationalisme, en se mettant au service de l'égoïsme (grâce au capitalisme), participe aujourd'hui à la destruction de notre planète.
L'idée de l'harmonisme rationnel est fort simple, et néanmoins révolutionnaire : mettre la raison au service de l'amour.
Comme nous l'avons déjà évoqué, la fin du XXe siècle a vu une recrudescence d'expériences anarchistes (refus marqué de toute autorité).
Elle a comporté une véritable explosion de « communautés » dans les années 1968-72.
Ce mouvement concernait surtout la jeunesse étudiante (issue du baby boom). A la suite de quelques tentatives « révolutionnaires », certains, ne souhaitant pas renoncer à « changer la vie » décidèrent d'aller inventer la leur en vivant « autrement », en particulier à la campagne. Il s'agissait surtout de rompre avec le modèle parental.
Bien sûr, ils firent rapidement l'expérience que ce genre de rupture ne s'improvise pas, surtout si l'on tient, de surcroît, à « jouir sans temps mort et sans entrave » !
Par ailleurs, la prise de conscience écologiste avait commencé à se développer. Ces tentatives étaient généralement accompagnées d'un idéal de « retour à la terre » (que l'on retrouve en bien d'autres périodes de l'Histoire).
Si cette explosion s'expliquait essentiellement par un effet de mode, toutes les initiatives n'étaient pas forcément aussi naïves qu'on pourrait le penser.
Beaucoup furent influencés par les idées « situationnistes » issues du bouillonnement intellectuel de l'époque, lesquelles apportèrent un nouveau souffle, plus existentiel, au socialisme, favorisant sa concrétisation utopiste.
Il s'agissait de rompre avec le travail aliénation (et donc le salariat : de travailler directement selon ses propres aspirations et non au service de quelqu'un). Il s'agissait de rompre avec la « vie en miette » (vie professionnelle, vie de famille etc.), de créer son propre environnement plutôt que le subir (en dénonçant, en particulier, la publicité commerciale, perçue comme une forme de propagande) ; d'agir par sa façon de vivre, plutôt que par le militantisme etc.
Le projet ucratique peut d'ailleurs être rattaché à une telle démarche.
La recherche de modèles existants mais différents conduisit certains à s'approcher de philosophies exotiques, ou à un retour à des sources éloignées dans le temps ou l'espace. Que ce soient les spiritualités orientales, le paganisme, la vie sauvage, le tout étant allègrement mythifié.
Comme cela fut déjà le cas à la fin du XIXe siècle, la mouvance « gauchiste » ne fut pas exempte de dérives violentes, lesquelles furent souvent le fait d'individus déjà prédisposés à s'exprimer de cette façon, mais résultant sans doute aussi de discours visant plus à dénoncer qu'à construire, à s'opposer qu'à proposer.
Ce phénomène est loin de ne concerner que la mouvance socialiste !
Le thème du socialisme utopique a été parfois exploité par certains mouvements spirituels, même si ces derniers privilégient généralement celui du salut ou du développement personnel, lesquels permettent de recruter plus largement. Il s'agit souvent d'entreprises d'exploitation de l'homme par l'homme, le travail et/ou la fortune des volontaires étant mise au service du train de vie voire de la mégalomanie d'habiles manipulateurs. C'est ce que l'on a parfois appelé les "sectes".
Il s'agit en quelque sorte de versions en modèle réduit d'un phénomène politique plus général extrêmement banal (monarchies, dictatures, ploutocraties...)
La dénonciation, généralement justifiée de ces dérives a malheureusement renforcé la méfiance face à tout ce qui s'écartait trop de la norme, surtout si la chose présente un caractère « associatif »...
Ce n'est décidément pas des apparences proprement dites dont il faut se méfier, mais bien de la bêtise, de l'approximation de la pensée, en commençant par la nôtre...
Suite à la conférence de Rio de 1992, les pratiques utopiques locales ont reçu un nouveau souffle grâce au concept d'écovillage. Il y est en effet question d'expérimenter des modes de vie « plus respectueux », où l'écologie purement environnementaliste se double généralement d'une « écologie sociale »...
Le concept d'utopie y est souvent évoqué sans que ce soit toujours justifié objectivement. Il est plus souvent question, dans les écovillages, de moins endommager mère nature là où l'on se trouve (consommation réduite, productions locales etc.) que d'instaurer une nouvelle société. Certains de ces projets demandent aux candidats d'être « autonomes économiquement » ! Même lorsqu'une activité économique est développée, les promoteurs du projet jurent qu'elle s'intègre dans le « tissu local », c'est-à-dire le capitalisme. Et lorsqu'il y est réellement question d' économie alternative, la propriété des moyens de production est rarement remise en cause : il s'agit d'alternatives capitalistes.
Il y est plus souvent question de spiritualité que d'alternative au capitalisme : l'idée naïve selon laquelle il suffirait de changer l'homme y prévaut donc toujours. Et les méthodes pour ce faire n'évoluent guère...
Le terme « éco-village » est d'ailleurs révélateur de cette tendance : il ne s'agit que de villages... avec de l'écologie.
On intervient localement sur ces symptômes que sont le pillage et la pollution sans s'attaquer à cette cause à grande échelle qu'est l'appropriation privée des moyens de production
Ce qui est dit ici ne concerne pas tous les écovillages. Dans son sens large, le concept englobe toute communauté avec une préoccupation écologiste. Il peut inclure aussi bien un lotissement particulièrement respectueux de l'environnement, un collectif anarchiste, une communauté spirituelle... Pourquoi pas une colonie socialiste utopique ?
L'absence d'une analyse globale peut se comprendre : il est plus immédiat d'agir directement sur les symptômes que sur les causes, accéder à une réflexion d'ensemble demande du temps.
Soulager un symptôme peut bien sûr se justifier, si cela ralentit suffisamment la progression du mal et permet de poursuivre le travail de guérison définitive, pas si cela le retarde...
De plus, l'Histoire récente a entraîné une désaffection face aux entreprises politiques voire à toute réflexion d'ensemble, qualifiée d'idéologie.
Quant au concept de socialisme il traîne désormais les « casseroles » de ses tentatives infructueuses... les différents courants de cette tendance étant plus ou moins amalgamés entre eux.
L'heure est moins aux utopies qu'à l'action individuelle, et nous sommes invités à consommer éthique.
À l'origine du succès des approches symptômatiques : l'impatience.
Il faut agir à tout prix, pourvu que cela se voit tout de suite. Que cela ne participe pas à une résolution des problèmes planétaires importe peu. Il faut du concret tout de suite : des panneaux solaires, des constructions HQE etc. Faute de résoudre les problèmes à la racine, on idolâtre quelques marottes.
Si vous utilisez encore des ampoules incandescentes ou fréquentez le supermarché, vous êtes montrés du doigt. Mais personne ne voit que la logique marchande récupère la mode écologique et maintient la consommation énergétique d'une autre façon, plus subtilement et à grande échelle. Ainsi, parce que c'est présenté comme « propre », on utilise quatre fois plus facilement ce qui consomme deux fois moins, et ce faisant, on consomme deux fois plus...
Dans le mouvement de balancier induit par la pensée approximative, on rejette, selon sa sensibilité : la politique, le progrès, les religions, les spiritualités, la rationalité... On tend à rejeter tout ce qui a pu être de près ou de loin associé aux phénomènes que l'on réprouve, et on recommence... les mêmes erreurs.
La pensée approximative est la seule chose que l'on oublie de mettre en cause. C'est pourtant la seule qui soit systématiquement associée aux fléaux d'origine humaine que le monde a connus, et qui continuent de faire des ravages...
L'absence d'une véritable éducation, l'abrutissement des masses par le divertissement et le travail n'arrangent évidemment rien à cette affaire.
Puisque l'on rejette tout modèle, voire toute réflexion, ou qu'il n'y en a plus de crédible, l'heure est à la fuite. On rejoint un écovillage ou un projet autarcique, comme on rejoignait hier une communauté : parce qu'on a marre de notre mode de vie, de ses horaires, du patron sur le dos, des tracasseries administratives, des embouteillages... On rejette la société, on aimerait des voisins sympa, un coin de paradis.
L'alternative devient objet de consommation. Le règne du spectacle et de la démagogie est toujours de mise, car ils accompagnent nécessairement une pensée superficielle. On ne peut fuir ce qui est inhérent à notre mode de pensée que par un surcroît de réflexion... pas par un dépaysement ou quelque agitation supplémentaire. Il est plus facile de dénoncer la démagogie que de s'y soustraire réellement. La dénonciation de la démagogie relève d'ailleurs typiquement, lorsqu'elle se limite à ces mots, de la démagogie...
En ces temps où les sources de catastrophisme ne manquent pas, beaucoup cherchent à parer à l'après catastrophe, et s'en vont créer des îlots de survie. C'est le « survivalisme ». Sauf que la terre est ronde et perdue dans l'espace, sauf que l'atmosphère ne connait pas les frontières. Même si le repli égoïste est une tentation compréhensible, la solidarité, en plus d'être un choix, semble également être une nécessité...
Rares sont les lieux où l'on cherche à construire une société pensée globalement pour être viable à long terme et à grande échelle, pensée pour fonctionner en tenant compte de la psychologie humaine, et ne rejetant pas le reste de l'humanité.
Rares sont, aujourd'hui, les socialistes utopiques.
C'est d'ailleurs cette lacune dangereuse pour notre avenir, que le projet Ukratio entend combler.
Sauf que ce socialisme utopique n'a plus grand rapport avec les errements des débuts : il tire partie non seulement des expériences antérieures (que nous venons de parcourir brièvement), mais aussi des nombreux progrès dans tous les domaines qui ont été faits entre temps.
(1) Misère ouvrière.
La seule loi sociale passée sous la monarchie de juillet interdit en 1841 le travail aux enfants de moins de 8 ans et le travail de nuit pour ceux de moins de 13 ans, loi rarement appliquée...
Rapport commandé par l'Académie de médecine de Paris en 1840 :
En général un homme gagne assez pour faire des épargnes; mais c'est à peine si la femme est suffisamment rétribuée pour subsister et si l'enfant au-dessous de douze ans gagne sa nourriture.
Villermé, Tableau de l'état physique et moral des employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie
Quant aux ouvriers en ménage dont l'unique ressource est également dans le prix de leur main d'oeuvre, beaucoup d'entre eux sont dans l'impossibilité de faire des économies, même en recevant de bonnes journées. Il faut admettre au surplus que la famille dont la femme est peu rétribuée ne subsiste qu'avec ses seuls gains qu'autant que le mari et la femme se portent bien, sont employés pendant toute l'année, n'ont aucun vice et ne supportent d'autre charge que celle de deux enfants en bas âge.
Supposez un troisième enfant, un chômage, une maladie, le manque d'économie ou seulement une occasion fortuite d'intempérance [manque de sobriété, boisson] et cette famille se trouve dans la plus grande gêne, dans une misère affreuse, il faut venir à son secours..."
(2) Conséquences de la « libre entreprise capitaliste »
Extrait de « Du permis de priver à la liberté », (Inégalités)
Une telle économie se traduit en pratique par un accroissement inexorable des inégalités. On constate en effet qu'en partant d'une situation où tout le monde possèderait la même quantité de biens en valeur, 20% de la population finit rapidement par posséder 80% des richesses (loi de Paréto).
Ce constat expérimental n'est guère étonnant d'un point de vue logique, puisqu'en régime capitaliste, plus on possède de choses, plus il est facile de s'enrichir.
Même sans qu'il y ait location, le droit de transfert individuel, y compris sous forme de don, favorise également un tel accroissement. En particulier, l'héritage aboutit naturellement à une forte concentration des richesses au sein de certaines familles.
(3) Il s'agit en particulier du roman utopique « walden Two », publié en 1948, mais traduit en français en 2005 seulement...
Les deux communautés sont Twin Oaks (Virginie) et Los Horcones (Mexique). La seconde étant plus « orthodoxe » que la première.
(4) Luc 6.29-30 :
A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
Voir également : la quintessence des évangiles.
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